Lorsque tout est Fini...
Georges Millandy
Souvenirs d'un chansonnier du Quartier Latin.
PARIS
ALBERT MESSEIN, EDITEUR
19, Quai Saint-Michel, 19 1933
Préface de GUSTAVE FRÉJAVILLE
TABLE DES MATIERES
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Lorsque tout est fini...
MÉMOIRES D'UN DU CAF'CONC'
I. Pour une thune. - Comment j'ai connu Mayol. - Le dernier chanteur de romances : Mercadier
C'était au beau temps du café-concert, au temps
o? les Parisiens aimaient les flonflons et venaient
applaudir, en sirotant une cerise ? l'eau-de-vie, les
petites femmes en robe pailletée, les tourlourous,
les poivrots, les duettistes et les gommeuses.
Il est de bon go?t, ? présent, de regretter ces joies
na?ves. Je crois pourtant pouvoir affirmer que les
couplets que l'on entendait ? cette époque au caf'
conc' n'étaient ni plus fins, ni mieux écrits que ceux
que l'on nous offre aujourd'hui. Le répertoire de
Sulbac, de Baldy, d'Ouvrard, de. Claudius, de Caudieux, de Plébins, de Maurel était aussi stupide que
celui de Boucot, de Dorville et de Chevalier; Paulus,
déj? fatigué, n'avait pas l'entrain merveilleux de
Georgius; les couplets patriotards de Marius Richard
n'etaient pas moins ridicules que ceux de la MadeIon de la Victoire, et les chansons hystériques de
Mlle Polaire, pas plus spirituelles que les petites
"plaisanteries" auxquelles Mlle Marie Dubas pr?ta
trop longtemps, si généreusement, sa fantaisie débridée et son souple talent.
J'étais un habitué de l'Eldorado, et j'enrageais
d'entendre le bon public applaudir des scies stupides et des "goualantes" b?tes ? pleurer. "Non,
décidément, pensais-je, jamais je ne saurai faire
?a!...
Déj?, cependant, le répertoire des cafés-concerts
commencait ? se transformer. Villé et Dora les ex-
cellents interprètes des vieilles chansons, faisaient
courir Paris a l'Eden-Concert, boulevard de Sébastopol; ? la Scala, Kam-Hill, avec le Pendu de Mac-
Nab, Polin avec les chansons de Christiné, et Yvette
Guilbert avec celles de Xanrof apportaient une note
nouvelle, et les couplets réalistes des "diseuses ?
voix" rempla?aient peu ? peu les pleurnicheries
b?b?tes des faiseurs de romances.
J'avais remarqué le succ?s particulier qu'obtenaient ces chansons dites "vécues", et l'idee me
vint un jour d'emprunter a un ? fait-divers ? le
sujet d'une complainte.
Le Petit Journal racontait en quelques lignes le
suicide d'une jeune femme du Quartier Latin qui,
au matin, après le départ de son "ami", s'était
donné la mort en allumant un réchaud a charbon.
Dans une lettre trouvée sur son cadavre, la pau-
vrette déclarait qu'elle avait décidé de mourir parce
qu'elle ne pourrait jamais retrouver Ie bonheur
qu'elle venait de conna?tre, et parce que, maintenant, elle avait peur de l'avenir... Je tenais ma
"chanson vécue". Tout de suite je trouvais le titre
L'Amour qui tue! Je re?us dans l'apr?s-midi la visite de mon ami
le compositeur Mario. II se mit au piano et improvisa un air triste ? souhait, sur lequel j'eus bient?t
écrit les trois couplets de la chanson. Le troisieme
n'etait que la reproduction rimée de l'écho du journal
Un soir, je frappais ? sa porte,
Quand, las de l'appeler en vain,
J'ouvris... Je reculai soudainl:..
Ma petite amie etait morte !
Un mot griffonné de sa main,
Disait : ? C'était un joil r?ve...
Et je meurs avant qu'il s'ach?ve.
Serait-il pas trop tard, demain?..."
- Ilest cinq heures, me dit Mario, nous avons
le temps d'aller vendre notre salade dans le faubourg.
Une demi-heure plus tard, nous arrlvlons, faubourg Saint-Denis, chez Ondet.
- Pas mal, nous dit celui-ci; mais c'est encore
de la poésie, et j'ai bien peur que...
Cette fois, je me fachai
- Que fallait-il faire ? Quelles concessions de-
vait-on consentir?... Tout de même, je ne pouvais
pas signer des chansons aussi bêtes que celles que
je voyais la, sur le comptoir !
- Aussi bêtes? Vous croyez? Faites-en donc autant ! me répondit Ondet avec humeur. Tenez, il n'est question en ce moment, dans les journaux,
que de la guerre du Transvaal : voil? un beau sujet.
Essayez de faire la.-dessus une marche chantée o?
vous direz le courage des Boers, leur amour de l'indépendance. Si elle est réussie, je l'achete immédiatement.
-
Chiche ! répondis-je, piqué au vif. Dans une
heure, vous aurez la chanson...
- Allons prendre l'apéritf, suggéra Mario ; ca
nous donnera des idées.
Nous entr?mes au café de l'Eldorado et nous demand?mes "de quoi écrire".
Au courant de la plume, en s'amusant, Iron collaborateur gribouilla les seize mesures dun refrain
martial et, comme on dit aujourd'hu , sans savoir
ce que cela veut dire, "bien rythmé".
Ils l'ont juré, tous ils mourront,
Plut?t que de jamais courber le front,
Et leur serment, Us le tiendront,
Plut?t que de se rendre!
Ils l'ont juré, tous ils mourront,
Plut?t que de jamais courber le front,
Et leur serment, ils le tiendront,
Plut?t que de courber le front !
Une demi-heure après, la chanson étalt faite et
le titre trouvé : Ah les braves gens ! ou La Défense
des Boers.
Nous cour?mes chez Ondet.
- Bravo! nous dit I'éditeur estomaqué,?a, au moins, ?a sonne, ?a claque, c'est brillant, et puis,
c'est commercial. La chanson est excellente. Je la
prends.:. Oui, mais, s'inquieta-t-ii, s'il arrivait qu'ils
fussent vaincus?
- J'ai tout prévu, répondis-je; nous avons un
couplet tout pr?t pour ?tre chanté en cas de défaite...
Ondet ne pouvait plus se dérober. Il ouvrit sa
caisse et nous donna dix francs.
Comprenez qu'il
remit a chacun de nous une piece de cent sous.
Mario déclara qu'il ferait encadrer la sienne. Moi,
j'avais un peu honte d'accepter une Somme si aisément gagnée... Cet argent me brulait les doigts! Je
décidai de le dépenser immédiatement. Et, ce soir-l?,
nous din?mes au ? Duval ? , comme de riches bourgeois.
"Je vous propose une affaire, me dit un jour
Ondet. J'ai sous la main - I'aimable euphémisme !
- une petite femme qui vient de débuter comme
"lever de rideau" ? la Scala. Pouvez-vous me faire
tout de suite, pour elle, une demi-douzaine de chansons un tantinet grivoises et faciles, bien entendu?
II n'est pas besoin de dire que j'acceptai sur
l'heure, et ne songeai même pas ? discuter le prix
ridicule qui m'était offert. J'imposai toutefois cette
condition, que ma romance - L'Amour qui tue ! -
serait, du m?me coup, éditée.
L'Amour qui tue! eut son petit succès; mais ja-
mais Ondet ne vendit un seul exemplaire des chansons écrites pour la petite débutante qui pourtant
chantait si gentiment
C'est moi la p'tit' femme,
La p'tit' femm' du commenc'ment,
Pas besoin d' réclame,
J' m'en pass' facil'ment.
Car, de tout l' programme,
C' qu'on aim' le mieux certain'ment,
Mais c'est la p'tit' femme,
La p'tit' femm' du commenc'ment!
Vlan !
Déj?, ? cette époque, it était bien difficile d'entrer
dans une maison d'édition et de s'y implanter; mais
une fois qu'on était dans la place, on pouvait aisément, comme aujourd'hui, refiler ? l'éditeur tous
ses fonds de tiroir.
On pense bien que je n'y manquai pas! Je savais,
maintenant, que mes premi?res œuvrettes n'étaient
pas, comrnerciales, comme disait Ondet; je m'effor
cai pourtant de les placer. En ai-je perdu, du temps,
a essayer d'enfoncer dans la tete de petites femmes
plus agréables ? regarder qu'? entendre des chansons
dont je rougirais aujourd'hui, si ce brave
Ondet n'avait eu la bonne idée d'en perdre les
exemplaires et d'en détruire les planches!
Je devais pourtant, un jour, ?tre récompense de
mon assiduité.
J'avais plusieurs fois rencontré, chez mon éditeur,
un jeune homme blond, ? la mine éveillée, et je me
demandais qui pouvait ?tre cet ami de la maison
que je voyais famili?rement assis sur le comptoir,
lorsque j'appris qu'il venait de débuter avec succ?s,
au Concert Parisien,
- Eh bien, "jeune espoir" lui disait Ondet
en se moquant, quand serons-nous la grande vedette?
Je sus plus tard que le ? jeune espoir ? s'appelait
Félix Mayol.
- Quel genre allez-vous adopter ?. lui demandai-je un jour.
- Je ne sais encore, me repondit-il; je cherche...
A vrai dire, le répertoire du débutant etait alors
assez "panaché", et rien ne permettait de prévoir
que Mayol deviendrait le brillant fantaisiste dont
le geste précis - et inutile - souligne de si amu-
sante fa?on, la diction impeccable.
Je venais de composer les paroles et la musique
d'aimables strophes qui rappelaient a la fois la mani?re de Xavier Privas et celle de Paul Delmet., La
chanson s'iutitulait Le Médaillon. Elle plut ? Mayol,
-- D?s la semaine prochaine, me dit-il, je la not-
trai ? mon programme.
J'étais, déj? ? cette époque, un auteur méticuleux,
scrupuleux, consciencieux, inquiet, ridicule... Au
lieu de me réjouir d'avoir l'occasion d'etre interprété en public, je me demandais maintenant si,
vraiment, ma petite chanson méritait un pareil hon-
neur... Le motif musical était heureux, sans doute;
mais je voyais bien a présent que, sur cette phrase
de violoncelle, triste comme un sanglot, il eut fallu
trouver des paroles moins conventionnelles, plus
émouvantes... Celles-ci chant?rent un soir en ma
t?te, s'impos?rent ? mon esprit, s'inscrivirent sur
la musique. J'étais, ce soir-l?, dans le jardin de
ma vieille maison, en Vendée. Je n'avais sur moi ni
crayon, ni papier. Avec un caillou, sur le volet d'une
fen?tre, en eraflant la peinture, je notai les paroles
de ma chanson. Je venais d'écrire les strophes des
Vieilles Larmes, qui devaient etre un jour popu-
laires.
De retour ? Paris, je courus chez Mayol.
- Je vous en prie, suppliai-je, ne chantez pas
Le Médaillon. J'ai une autre version que je crois
meilleure.
Je lui fredonnai ma nouvelle chanson.
- J'aimais mieux l'autre, me dit Mayol. Il y avait
l?-dedans une histoire. Je l'avais essayée vingt fois
déj?, en surveillant mes gestes dans la glace de cette
armoire, devant laquelle je r?gle toutes mes chansons. Je la tenais bien. C'est dommage. Enfin, si
cela doit vous contrarier...
On repétait le jeudi suivant, dans l'apr?s-midi,
au Concert Parisien. Je me glissai dans la salle obscure. Mayol était sur le plateau. Devant le trou du
souffleur, ? mi-voix il chantait :
C'était un petit médaillon,
L'avez-vous conservé, Ninon?...
Je m'avan?ai timidement.
- Mais non, voyons, mon cher ami; vous m'aviez
bien promis...
Les violons s'arret?rent. Le chef d'orchestre
s'était retourné et me lancait un regard courroucé...
- Ce sont ces paroles qui me plaisent, declara
Mayol. Vous ne voulez pas que je les chante? C'est
bien! Je ne les chanterai pas...
Et je crois bien que, tout bas, it ajouta
- Je ne vous chanterai plus!
Peu apr?s, Mayol renon?ait ? la chanson sentimentale. Le succ?s de La Petite Bretonne lui avait
révélé qu'il était avant tout un fantaisiste, et j'avais
compris qu'il fallait écrire pour ce mime-chanteur
des chansons ? gestes, comme ces Mains de Femmes
dont ii sut faire un veritable petit chef-d'œuvre.
Je n'en ai pas voulu au sympathique artiste avec
qui je suis toujours en excellents termes. Pourtant,
lorsqu'il y a quelques années it eut l'idee assez sau-
grenue de faire ériger son buste dans sa propriété
toulonnaise, je ne résistai pas au malicieux plaisir
de lui envoyer, en guise d'hommage, ces petits vers
qui parurent dans Comœdia
Avez-vous encor souvenance...
- Rassurez-vous, mon cher Mayol,
Ceci n'est pas une romance
A roucouler en si... bémol !
-
Avez-vous gardé la memoire
Du temps, hélas ! déj? lointain,
O?, tous deux, nous r?vions de gloire
Dans notre faubourg Saint-Martin?
Alors, a votre boutonni?re,
Fleurissait déj? le muguet;
Et c'était de m?me mani?re
Que vous coiffiez votre toupet.
Je vous revois, jeune interpr?te,
Chez le tout-puissant editeur,
Répétant la na?ve œuvrette
Dont j'étais le timide auteur.
Depuis, que de chansons simplettes,
De couplets grivois sans exc?s,
Que de petites chansonnettes
Dont vous fites de grands succ?s !
Las! parmi tant de goiialantes,
Vous egar?tes mon refrain.,
Si j'ai fait tant de valses lentes,
C'est pour endormir mon chagrin !...
Mais je n'ai pas garde rancune
Au petit chanteur oublieux.
Et pour celebrer la fortune
De l'artiste aujourd'hui fameux,
Je veux joindre mon humble hommage
A ceux de tous les chansonniers
Qui de fleurs, couvrent votre image,
Gentil seigneur des "Améniers".
Tandis que chacun s'evertue
A lui faire son boniment,
Dans l'ombre de votre statue
Je me glisse... et timidement,
Comme au temps de mes vingt années,
Je vous apporte ma chanson.
En voyant ses pages fanées
Aurez-vous le "petit frisson" ?
Vous sourirez, je le parie,
Puis, vous le rappelant soudain,
Vous aurez la coquetterie
De fredonner le vieux refrain.
Et vous garderez ma salade,
La pauvrette! en souvenir - té!
Pech?re ! du vieux camarade
Que vous n'avez jamais chanté !..,
J'ai rencontré ? cette époque, sur le plateau et
dans les coulisses de la Scala et de l'Eldorado, nombre d'artistes qui déj? connaissaient la célébrité, et
qui depuis, ont l?ché le caf'-conc' pour passer au
thé?tre ou au cinéma : Maurel, Polaire, ' Dranem,
Maurice Chevalier, Yvette Guilbert, Mistinguett. Il ne me semble pas que ces derniers aient changé
leur mani?re : Dranem conserve. dans l'opérette cet
air ahuri qui fit sa gloire et sa fortune: Chevalier s'est contenté de troquer son chandail contre un
habit de bonne coupe; Mistinguett a toujours cette
voix canaille et ces jarnbes distinguées qui assur?rent ses premiers succ?s, et Mme Yvette Guilbert continue, avec une application touchante, ? faire
un sort ? chaque mot et a pr?ter aux auteurs qu'elle
interpr?te, mille plaisantes intentions.
Plusieurs, parmi les artistes que j'ai connus, ont
abandonné prématurement la sc?ne et sont aujourd'hui a dans le commerce. : Jane Marceau et
Simone Judic jouent ? la ville les "jolles. parfu-
meuses" et Nine Pinson est marchande de frivolités.
D'autres, hélas! ont pour toujours quitté le grand
"plateau" et, parmi ceux-ci, ii en est un qui fut mon premier interpr?te, et a qui je garde une particuli?re reconnaissance :: Mercadier.
Je I'avais rencontré chez Gaston Maquis, le compositeur .de- taut de romancinettes chai'i?lantes, au
temps oft it chantait a l'Eldorado, et si déllcieusement : Le Chemin de Bagnolet, Celle qu'on aime,
Riri, Apr?s la Rupture, de Lemercier, et cette Visite
? Ninon, dont j'aimais la simplicité et la gr?ce
mélancolique
Bonsoir, Ninon, je viens to voir,
En passant, comme un camarade...
Mercadier fut le dernier chanteur de romances.
Sa mort mit en deuil le monde de la Chanson. On
comprit qu'en m?me temps que cet artiste si sinc?re, si sensible, quelque chose venait de dispara?tre
qui avait été tout le charme, toute la poésie
d'une époque...
Quand on inaugura le buste que, sur 1'initiative
du journal La Chanson, on pla?a sur sa tombe, je
fus chargé de venir, au nom de mes camarades du
Faubourg, rendre un dernier hommage ? celui qui
avait été l'interpr?te le meilleur des chansonniers
sentimentaux. C'est avec une émotion que je ne son-
geai pas ? dissimuler que je lus ce po?me ou je
rappelai que Mercadier avait été l'ami des chanson-
niers-po?tes et le plus dévoué serviteur de la belle
chanson.
En ce jour o? chacun vent fleurir ton image,
Des fleurs du souvenir, nous avons fait moisson...
Ami, je t'apporte 1'hommage
Des po?tes et de la chanson.
Car tu les as aimés, car tu sus les comprendre,
Les r?veurs obstinés, les fous au cœur fervent;
Tous ceux-la dont ta voix si tendre
Chanta le reve décevant.
Tu fus le confident des ?mes inqui?tes
Ton chant ber?a d'espoir les plus désespérés.
En pleurant nos peines secr?tes,
Tes chansons nous ont consolés.
Tu touchais le cœur las de l'ingrate ma?tresse
En murmurant Riri, la Visite ? Ninon,
Et to nous rendais sa tendresse
En nous apprenant le pardon.
Voil? pourquoi Paris, qui maintenant te pleure,
A voulu que rest?t, dans le bronze incrusté,
Ton sourire si doux qui disait ta bonté,
Et qu'ici ton image a tout jamais, demeure !
Tu vivras parmi nous Et quand, passant par la,
Au bras de son ami, musicien, po?te,
Curieuse soudain, Mimi Pinson, Musette,
Tout bas demandera : "Quel est donc celui-l? ?"
Rodotphe repondra
Celui-la, ma jolie,
Souvent, m'a soutenu pendant les mauvais jours ;
J'écoutais sa chanson... et j'espérais toujours....
Il suffit d'un refrain pour faire aimer la vie!"
Et cent autres demain passeront ? leur tour,
Qui I? s'arr?teront dans le grand cimeti?re.
El tous les amoureux diront une pri?re
Pour celui qui chanta tant de chansons d'amour !
II. Mon plus fidèle interprète : Henri Dickson. Esther Lekain. - Paulette Darty. - Harry Fragson. - Carmen Vildez.
Les artistes sont, pour les auteurs de chansons,
les collaborateurs leg plus précieux. Tous les paroliers, tous les compositeurs qui ont -obtenu quelque
succ?s, avaient rencontré sur leur chemin un interpr?te dont les qualités, et parfois aussi les défauts,
leg out puissamment secondés. Maquis avait trouvé
Mercadier ; Xanrof Yvette Guilbert ; Christiné Fragson ; Rimbault : Polin; Rodolphe Berger : Paulette Darty, et je sais tout ce que je dois a Henri
Dickson qui, pendant vingt. ans, a chanté devant les
publics les plus divers ces valses et ces mélodies o?
j'ai, sur tous les tons, céébré I'amour et maudit ses
caprices! ? Dickson, c'est toute une époque qu'évoque ce nom : temps heureux of it n'était pas ques-
tion de la faillite du ceeur, temps charmant on it
n'etait pas ridicule de s'einouvoir en fredonnant une
romance.
"Si vous n'avez pas chanté les chansons de Dickson avec t'élan de vos vingt ans, a écrit un jour, dans
l'intransigeant, Edouard Beaudu, je vous plains
c'est que vous avez l'humeur sév?re, chagrine, peut-
etre; c'est que le printemps etait pour vous simple
element de rhetorique; c'est que vous n'avez pas eu
de vraie jeunesse".
Je me désolais de n'avoir pu décider Mayol a
? créer ? Les Vieilles Larmes, lorsqu'une promenade
nocturne dans les "boites" de Montmartre
m'amena chez Lajunie, le restaurant de nuit qui
était alors une annexe du Bal Tabarin.
Chaque établissement de ce genre avait, en ce
temps-l?, son chanteur, et Dickson, qui se faisait
entendre an cours de la m?me soirée, au Cabaret des
Quat'zarts et au Casino de Montmartre, trouvait encore le moyen de venir l? toucher un troisi?me cachet et faire ? son jeune talent une publicité dont it
savait tout le prix.
En l'entendant chanter, murmurer plut?t ses deux
derni?res créations : Trahison et Mendiant d'amour,
je pensai tout de suite que cet artiste, ? la diction si
nette et si intelligente, ? la voix si souple, et d'un si
joli timbre, serait le plus parfait interpr?te de mes
fr?les chansons ~dont ii saurait mettre en valeur les
moindres nuances. J'avais dans ma poche le manuscrit des Vieilles Larmes..le le fis remettre au pianiste en le priant de bien vouloir, quand it en trou-
verait le temps, soumettre ma chanson ? l'excellent
chanteur. Dickson était un garcon aimable et curieux. Il voulut, sans tarder, conna?tre l'œuvre qu'on
lu apportait. Cinq minutes apr?s, il annoncait aux
soupeurs intrigués : "Je veux vous faire une surprise... Pour la premi?re fois, je vais chanter une
chanson que je viens de déchiffrer".
Depuis, Dickson a répété quelques centaines de fois Les Vieilles Larmes, et it est demeuré mon interpr?te le plus fid?le et le plus reconnaissant.
Quel succ?s it obtenait au Petit-Casino, quand il
disait, dans un silence impressionnant, ces romance
que j'écrivais pour lui : A tes l?vres ! Nuits de Naples, Quand l'amour meurt..., Derni?re lettre, J'ai
tant pleuré ! Qui m'aurait dit ! et tant d'autres chansons qui ne seraient pas devenues populaires si I'interpr?te ne leur avait pr?te I'aide de son talent.
Apres avoir été l'idole du populaire, le sympatlti-
que artiste devait conna?tre d'autres succ?s ? la
Scala, ? l'Eldorado, et sur toutes les grandes sc?nes
de la province et de l'étranger.
Sa carri?re de directeur ne fut pas moins bien
remplie. Pendant une année - en 1913 - it a présidé aux destinées du Cabaret des Noctambules, o?
furent présentées et commentées les œuvres des
écrivains et des po?tes : Rene Fauchois, Paul Fort,
André Salmon, Michel Georges-Michel, Henri Chervet, Victor Meric, Xavier Privas, etc. Je me souviens
d'y avoir parlé moi-m?me des po?tes de la chanson.
Dickson a dirige aussi le Grillon, curieux petit
cabaret installé dans un sous-sol du boulevard Saint-
Michel. II y fit applaudir Mévisto, Goupil, Balder,
Marc-Hely, Secretan, Nerval, la fantaisiste Flon-
Flon, Andre Le Bret, aujourd'hui auteur dramatique, et Jean Rieux qui devait, ? son tour, prendre la
direction de la bo?te, connaitre la ses premiers succ?s, et nous reveler un chansonnier qui depuis, a
fait son chemin : René Dorin.
Maintenant, Dickson ne para?t plus que rarement
sur le plateau des cafés-concerts, mais it continue de
montrer la plus utile activité en organisant des soirées et en faisant, devant le micro, des conférences-
chantées o? il se montre aussi excellent speaker que
parfait interpr?te.
Une grande joie lui était reservée qui doit, je
pense, le consoler de bien des déboires et de bien des
injustices. Il assiste, en effet, a la rénovation d'un
genre qu'on pouvait croire ? tout jamais démodé.
Les chansons qu'il a jadis interprétées et celles
dont it a fait la musique - car cet artiste charmant
est aussi un délicat compositeur, - ces valses, ces
romances. dont les meuglements du jazz semblaient
avoir étouffé les mélodies gracieuses, retrouvent la
faveur du public, et j'imagine que ce,n'est pas sans émotion et sans fierte que Dickson voit, aujour-
d'hui, ressusciter plus fra?ches et plus vivaces, des
chansons que de bons petits camarades s'étaient un
peu trop haté d'enterrer.
Au temps o? les programmes du Petit-Casino réunissaient les noms de débutants qui, depuis, ont
acquis une juste notoriété, toute une pléiade d'artistes déj? réputés composaient les troupes de la
Scala, de l'Eldorado, des Ambassadeurs, de l'Alcazar, de l'Horloge, du Jardin de Paris et m?me du
Concert Parisien, de la Ga?té-Rochechouart, du Concert-Européen, de la Pépini?re, de la Ga?té-Montparnasse et de Bobino. Il était chic, en ce temps-l?, de
se montrer dans une loge au Caf'-Conc', et Ruez
n'hésitait pas- ? ouvrir en plein boulevard, ? deux
pas du faubourg Montmartre, Parisiana, qui fut le
dernier grand établissement o? l'on vint applaudir
un programme de "tours de chant".
Je me souviens d'y avoir entendu Vilbert dans ses
chansons de cavalier, Paulus vieilli, mais qui retrouvait tout son entrain pour chanter "En r'venant
de la revue", et la belle Otero, encore jolie, qui chan-tait et dansait, tandis que, dans un coin du promenoir, le tenorino Leoni pleurait silencieusement...
J'ai rencontre, dans les coulisses de Parisiana, plusieurs vedettes et, parmi celles-ci, Anna Thibaud,
alors dans tout l'eclat de son talent, et Esther Lekain, dont la gr?ce et la distinction. donnaient aux
couplets légers qui composaient son répertoire, je
ne sais quel charme pervers. C'est ? Parisiana que
la charmante artiste créa "La Petite Tonkinoise", que
Polin devait reprendre peu apr?s.
Esther Lekain fut sans doute la plus intelligente
parmi mes interpr?tes féminines. Avec quelle
adresse elle disait cette Lettre a l'Epouseur, que
j'avais écrite sur une jolie musique de Louis Billaut,
et dans laquelle elle mettait a la fois tent d'émotion
et tant d'ironie.
Esther Lekain est toujours l'artiste fine, élégante
et malicieuse que j'ai connue ? Parisiana. Elie n'a
pas changé, elle n'a pas engraissé, ou si peu! Et
pour que l'illusion soit compl?te, elle continue de
chanter ces chansons qu'elle faisait applaudir it y a
trente ans : Les Vieilles Larmes et le Cœur de
Ninon.
Le m?me public qui était venu ? Parisiana, applaudir les chansons lég?res d'Esther Lekain, accourait en foule, le lendemain, a la Scala, pour y entendre Fragson qui, entre deux voyages ? Londres,
lan?ait, boulevard de Strasbourg, ses refrains d'un
tour si particulier, et qui nous donnaient un avant-go?t des rythmes américains.
Je n'ai rencontré Fragson qu'une fois. C'etait chez
Christiné, son collaborateur et son ami. Je venais
d'écrire, avec celui-ci, une chanson qui s'intitulait
Bonjour ! Bonsoir ! Adieu ! ?a fera un excellent Fragson, m'avait dit Christiné.
Dans le petit bureau attenant a la maison d'édi-
tion qu'exploitait alors le compositeur, faubourg
Saint-Martin, je trouvai un jour le cél?bre chanteur
occupé ? répéter ma chanson.
Hélas! quelque temps apres, le pauvre gar?on
mourait de la facon tragique que l'on sait...
Bonjour! Bonsoir! Adieu!...
*
J'ai mieux connu Paulette Darty, la merveilleuse
interpr?te des valses de Rodolphe Berger, de Maurice Depret, d'Alfred Margis, etc., mais la divette
avait alors son parolier particulier : Maurice de Féraudy, sociétaire de la Comédie-Fran?aise, et po?te
? son temps perdu. Ah! les ? poésies ? de M. de Féraudy!
Comment Mme Paulette Darty pouvait-elle, sans
rire, chanter ce refrain d'Amoureuse :
Je suis l?che avec toi, je m'en veux !
Mon amour est pourtant sans excuse.
Je le sais, de me voir tr?s souffrir, ca t'amuse,
Car tu sens que je t'aime encor mieux...
Pourtant tout Paris a répété ces po?mes invrai-
semblables que Mme Paulette Darty trouvait le
moyen d'imposer a force de charme, de talent et
d'habileté.
Dirai-je que j'ai, ? cette époque, encouragé les
débuts de plusieurs artistes qui ont acquis quelque
celebrite?
Le hasard mit sur mon chemin, la jolie Germaine
Fabiani qui parut dans un "tour de chant" aux
Capucines oil elle chanta une de mes premi?res
chansons : Heures d'oubli. J'ai bien connu aussi,
Alice Delysia qui venait de débuter au Moulin
Rouge lorsqu'elle fut remarquée par Fragson qui
l'emmena ? Londres o? elle incarne, aujourd'hui,
la gr?ce et le talent parisiens; mais je me suis particuli?rement intéressé ? la baronne de La Roche que
j'avais découverte au thé?tre Sarah-Bernhardt. La
baronne qui, en ce temps-l?; s'appelait plus simplement Raymonde Delaroche (elle était la femme d'un
petit menuisier de la rive gauche), voulait absolu-
ment devenir une vedette. Je la présentai un? jour
a Henry Viterbo, alors directeur du petit Thé?tre
mondain du passage Jouffroy. Mais la jeune artiste
avait plus d'ambition que de talent. Elle l?cha bient?t les planches, pour se faire aviatrice, et fut la
premi?re femme autorisée a piloter un avion. Hélas!
it est plus facile de jouer les Icare que de jouer les
grandes coquettes. La baronne devait payer de sa
vie sa témérité et son courage.
III.
Les débuts d'une tragédienne lyrique : Marise Damia. - Le peintre attitré des artistes : G. Dola .
Je "noctambulais" seul, ce soir-l?, dans le joyeux
Montmartre et m'y ennuyais profondément... J'avais
déj? fait plusieurs stations dans les boites de nuit,
devant une bavaroise en guise de champagne, et je
venais de me décider ? regagner mon Quartier Latin quand, en descendant la rue Fontaine, et arrivé
devant le Capitole, j'éprouvai le besoin de me restaurer avant d'aller me mettre au lit.
Il était quatre heures du matin. La salle du restaurant était maintenant, a peu pr?s vide. L'orchestre s'était tu et les gar?ons, éreintés, sommeillaient
sur les banquettes. Cependant, dans un coin, quel-
ques f?tards continuaient de vider joyeusement des
coupes de champagne en compagnie d'une jolie fine
dont les yeux sombres tout de suite me frapp?rent.
"Allons, Marise, dit quelqu'un, chante-nous une
chanson!"
La jeune femme se fit un peu prier, puis, nonchalamment, se leva et vine s'accoter contre le piano.
Tandis que l'accompagnateur préludait, sa physionomie prit soudain une expression grave, doulou-
reuse qui acheva de m'intriguer. Elle chanta... Sa
voix était sombre, éraillée, un peu canaille; mais elle
avait des accents si poignants et si sinc?res que je
me sentis pris aux entrailles par ce timbre étrange
et ces cris rauques comme ceux d'une b?te blessée.
La chanson qu'elle interprétait était bien faite pour
mettre en valeur les dons merveilleux de la chan-
teuse : c'était Haine d'amour, de Maurice de Fleurigny
:
En ai-je envoyé des baisers,
Vers le vitrail de to fen?tre...
Je m'approchai du groupe de soupeurs. A quatre
heures du matin, dans un restaurant de Montmar-
tre, on sympathise facilement. Je sollicitai l'honueur
d'être présenté à la jeune artiste.
Nous caus?mes. "Pourquoi, lui dis-je, ne chantez-vous pas sur la scène d'un cafe-concert ?
Vous
obtiendriez un gros succès...
Monter sur les planches me répondit-elle, j'au-
rais un trac fou... je n'oserai jamais!
Peu de temps après, la timide débutante faisait
la connaissance d'un garçon de talent, Roberty, qui
lui donna les premiers conseils, et qui choisit pour
elle le nom qu'elle devait rendre célèbre.
Marise Damia a confié naguère à René Bizet, mon
excellent confrère, de l'Intransigeant, comment,
après avoir été modèle et s'être montrée sur les
chars dans les cavalcades du Bal Tabarin, elle débuta un jour, comme danseuse, aux côtés de Max
Dearly, à I'Empire de Londres, avant de s'essayer au
concert de la Pépinière dans un "tour de chant".
Damia ne devait pas, du jour au lendemain, découvrir chez les éditeurs le répertoire qui convenait
? son tempérament, Elle ne devait pas non plus imaginer tout de suite le sobre costume qu'elle a adopté,
et elle aime à rappeler, en s'amusant de ce souvenir,
que sa première robe de scène était mauve avec des
broderies d'or, et que c'est sur le conseil de Sacha
Guitry qu'elle modifia son accoutrement, remplaca
son costume de " dompteuse de puces" par un simple "fourreau" de velours noir, et trouva cette silhouette que le peintre G. Dola a si heureusement
fixée dans une affiche qui couvrit les mars de Paris,
et qui la représentait les bras étendus dans une pose
qui lui est familière.
G. Dola a raconté, dans un article qu'il a donné
jadis à Bonsoir, comment I'occasion lui fut offerte
de faire la première lithographie de Damia et d'illustrer la première chanson créée par la célèbre artiste.
"J'ai connu Damia à ses débuts, écrit G. Dola;
elle était alors la plus délicieuse des camarades et
la moins poseuse aussi.
J'ai eu l'honneur de faire sa première affiche
que je tirai en estampe. Une réduction de celle-ci
orne la couverture de la chanson Si j'ai pleuré pour
vous..., de G. Millandy et R. de Buxeuil.
Du jour au lendemain Damia fut lancée, célèbre,
Je l'entends encore chanter, de sa belle voix grave,
Tu ne sauras jamais I cette autre chanson de Millandy, qu'elle a créée en même temps que Junka,
et qui fut Ie premier grand succès de la belle tragédienne lyrique.
"Depuis, Damia a continué de servir les po?tes en
les interprétant au music-hall. On sait quel triomphe elle remporta a l'Olympia, quand elle interpréta
Les deux Ménétriers. L'editeur Joubert dut en faire
une nouvelle édition que je fus chargé d'illustrer.
Mais l'excellente artiste n'a pas toujours trouvé des
œuvres aussi heureuses que celles de Jean Richepin.
C'est que l'auteur des Deux Ménétriers, de La Glu,
de En ramant, était un chansonnier, et quel!...
"J'ai vu défiler, dans mon atelier, ? peu pr?s
tout ce que Paris comptait a cette époque, d'auteurs,
de compositeurs, d'éditeurs et d'interpr?tes !
C'est pour Paulette Darty que je fis ma premiere
couverture, alors qu'elle faisait courir tout Paris ?
la Scala, avec ses valses chantées. C'est pour elle que
j'ai crayonne la femme - aujourd'hui bien demodée - qui accompagne la valse Fascination.
Ce dessin devait m'attirer mille cocasses protestations. Toutes les belles dames de l'époque voulu-
rent se reconna?tre dans ce qu'elles croyaient un
portrait! Je re?us m?me un jour la visite d'un marl
courroucé qui me demanda de quel droit j'avais
fait le portrait de sa femme, et qui prétendait m'in-
terdire d'utiliser mon dessin. Je dus convaincre le
jaloux que sa bien-aimée ressemblait a beaucoup
d'autres femmes, et tout particuli?rement ? la
mienne qui avait posé pour ce dessin, comme elle a
posé les trois quarts de mon œuvre féminine.
Mais les paroles de Fascination ont aussi leur
histoire. Le compositeur de la musique, F. D. Marchetti, etait alors chef d'orchestre a l'Elysée-Palace et prestigieux violon solo. Il eut l'idée de demander
? Georges Millandy, que le succ?s de Quand l'amour
meurt venait de mettre en vedette, d'adapter des
paroles ? sa musique.
Apr?s un cordial déjeuner chez son collaborateur,
le parolier était rentré chez lui et, tout de suite,
avait commence d'écrire les paroles passionnées qui
Iui semblaient convenir ? cette musique nerveuse
(Marchetti, en la lui jouant, avait cassé une corde
de son violon!), lorsqu'il recut un pneumatique du
compositeur : a Je suis desolé, disait en substance
celui-ci, Mme Paulette Darty tient absolument a ce
que le po?me soit de Maurice de Féraudy, de la
Comédie-Francaise! ? Allez donc lutter contre un
sociétaire du Fran?ais
Millandy se vengea en écrivant une parodie pour
dire ? entre hommes ?, qu'il eut la générosité de ne
pas publier! Nous sommes quelques-uns qui con-
naissons cette pochade, dont le titre est tout un
programme, et qui prouve qu'un chansonnier sentimental sait, quand it le veut, jouer d'une autre gui-
tare!
Une autre amusante anecdote, c'est celle de J'ai
tant pleuré qui fut, on le sait, un gros succ?s. Je vis
un jour arriver chez moi, tenant sous son bras sa
mandoline, le musicien italien Joseph Rico. Il venait
de décider un marchand de musique de la rue de la
Ga?té, son voisin, ? éditer une valse de sa composition, qu'il trainait depuis des mois déj?, d'éditeur en
éditeur. L'affaire avait été conclue en cinq sec au
café, entre deux vermouths. L'éditeur désirait, pour
la couverture, un dessin ? grand effet. Il voulut bien
me le recommander. Restait a trouver un parolier.
Ce fut, naturellement, sur Millandy que s'arr?ta son
choix. On n'échappe pas ? son destin, et le malheureux po?te voyalt alors chaque jour, se précipiter
chez lui, tous les compositeurs et tous les éditeurs
de la capitale et de l'étranger! Cependant, sa réputation de " valselentler" cornmen?ait a lui peser.
? Non, mon vieux, m'expliqua-t-il un soir, non, je
ne puis pas écrire l?-dessus! ?a pleurniche, ?a
"chiale" ! Je vais me faire fiche de moi, c'est s?r!"
Et il se mit ? chanter au piano : ? J'ai tant "chialé"
pour toi, tant "chialé" sans t'attendrir, méchante."
Eh ! lui dis-je, mais ?a ne serait peut-?tre pas si
b?te!... Et puis cela collerait tres bien sur men dessin
On remplaca chialer par pleurer et quinze jours
apr?s, tout Paris chantait la chanson, tons les orchestres jouaient la valse, tous les chevaux de bois
et les orgues de barbarie la répétaient... et l'editeur
Lacroix encaissait la forte somme!
J'ai tant pleuré !... fut une des meilleures ? créations ? du ténorino Dickson, qui avait alors un
succ?s fou au Petit-Casino, et c'est, je crois, la seule
chanson populaire que Millandy ait cru devoir faire
figurer dans son volume de vers Les Fr?les Chansons, que j'ai illustré pour Messein.
Les histoires de J'ai tant pleuré ! et de Fascination,
sont simplement amusantes. J'en sais d'autres plus
curieuses, et il en est une que je tiens a conter par
le menu; c'est celle d'une valse qui - Dieu sait
pourquoi ! - a obtenu et obtient encore un succ?s
considérable : l'histoire étonnante, rocambolesque
et lamentable de Quand l'amour meurt..
IV. Histoire d'une valse célèbre : "Quand l'amour meurt... "
Je travaillais, un soir d'ete, dans le silence de mon
cinqui?me, et je venais de relire les vers amoureu-
sement composes que je me proposais de porter Ie
lendemain a une revue litteraire, lorsque sous mes
fenetres, un orgue de Barbarie chanta... L'instru-
ment fatigue, perclus, poussif, geignait lamentable-
ment, et ses petits hoquets, ses petits rates pretaient
a sourire; mais I'air était doux comme une plainte
amoureuse, et dans la tiedeur du soir, la voix che-
vrotante du vieil orgue montait triste comme un
sanglot !
J'ecoutai... Et voici que, malgre moi, les vers que
je venais d'écrire, pleurerent sur cette mélodie douloureuse qui semblait en prolonger, en completer
1'emotion.
Ah! pensais-je, composer un beau poeme qui s'en
irait porte sur l'aile d'une valse tendre : ecrire des
vers qui, au lieu de demeurer enfermes daps des
revues jamais coupees, deviendraient populaires et
chanteraient sur les levres des femmes!...
C'etait an temps oft les editions Hachette lan-
caient les valses de Maurice Depret.
La maison Hachette etait la, tout pres, boulevard
Saint-Germain; mais je ne me sentais pas le cou-
rage de faire une demarche aupres d'editeurs que
je m'imaginais hautains et distants. Je pris le parti
de leer ecrire.
Des jours, des semaines, des mois passerent, et je
desesperais d'obtenir une reponse, lorsqu'un beau
matin je recus une lettre du directeur du service
musical, dans laquelle celui-ci m'invitait a le venir
voir an plus tot.
A travers le dedale des couloirs et des escaliers,
j'arrivai enfin devant le bureau de M. W. Smyth
Nous avons, me dit-il, parmi nos collaborateurs,
un jeune compositeur qui est, par surcroit, un excel-
lent pianiste. 11 voyage et place aisement, chez les
marchands de musique, les oeuvres des composi-
teurs en renom. Or, it a pense qu'il ne lui serait pas
plus difficile de vendre en meme temps que celles
des autres, ses compositions, et it m'a soumis une
valse qui me parait assez bien venue. Voulez-vous
1'entendre? Vous me direz apres si vous croyez pou-
voir mettre la-dessus des paroles.
Rendez-vous fut pris, et quelques jours apres, je
faisais la connaissance d'Octave Cremieux.
Le jeune musicien ne manquait ni d'adresse, ni
de confiance en lui : ? La valse est tres reussie, me
dit-il, et j'ai un excellent titre : Charme d'amour. '
Timidement, je lui fis remarquer que c'etait l? Ie
titre d'une chanson de Paul Delmet, que tout le
monde alors fredonnait. a Je le sais, me repondit-il,
et c'est justement pour cela que je 1'ai choisi: Le
public 1'a deja dans I'oreille; c'est autant de travail
de fait pour noun.. ? Et comme je croyais devoir
m'etonn.er : a Vous n'y entendez rien, me dit Cre-
mieux; vous ne serez-jamais un commereant! "
Je n'insistai pas.
Charme d'amour - le notre! n'eut qu'un tout
petit succ?s, et je commen?ais a douter de l'habileté
de mon collaborateur, lorsque le hasard me fit le
rencontrer un soir, ? l'heure du souper, dans une
petite p?tisserie du faubourg Montmartre. Je lui pro-
posai de tenter une nouvelle expérience. "Le mo-
ment est mal choisi, me repondit-il; j'ai une mal-
tresse Clue j'adore, et aver laquelle je suis parfaite..
Inent heureux. Je ne puis en ce moment ecrire que
des musiques gaies ou enthousiastes oil s'expriment
mon amour et mon bonheur.
a Crest dommage, soupirai-je, tout autre est mon
Rat d'esprit ; je n'aime plus, et j'ai un profond cha-
grin de ne plus aimer. Beau sujet de chanson, n'est-il pas vrai?...
a Qu'a cela ne tienne, me dit Cremieux, j'ai un
motif de valse de premier ordre. Essayez de vous en
inspirer. Moi, je vois la-dessus On chant de recon-
naissance, un hymne d'action de grace a la femme
aimee s
Et, entre deux gateaux, ii me siffla l'air qu'il ve-
nait de composer. Comme beaucoup de musiciens,
Cremieux sifflait faux, et le bruit du faubourg oft
piaffaient les lourds chevaux de fiacre et grincaient
les lourds omnibus, m'empechait d'entendre. Il etait
minuit. J'avais hate de regagner mon quartier latin.
Place Pigalle-Halle aux Vins passait a ce moment.
Je sautai dans la voiture et grimpai sur 1'imperiale.
Je venais de terminer un po6me que j.e voulais
intituler : Les R?ves morts. J'ai dit que j'avais, ce
soir-l?, I'ame melancolique. La musique que Crémieux declarait debordante de joie et d'enthou-
siasme me paraissait triste et desolée... Tandis que
roulait la lourde voiture sur le pavé des rues de-
sertes, la phrase melodique et les strophes de mon
poeme se fondaient, s'amalgamaient en ma tete, et
it me souvient qu'en arrivant a la place Saint-Mi-
ehel, leg derniers vers du refrain s'imposerent a
mon esprit :
Pourtant, le cœur nest pas guéri
Quand tout est fini !...
J'allai des le lendemain trouver Crémieux dans le
petit café du Boulevard, of it avait accoutumé de
venir apres diner, jouer au poker avec des amis.
Dans un coin, je lui fredonnai mes paroles.
Pas mal, déclara-t-il, mais ce n'est pas exactement ce que je vous al sifflé hier... Garcon, de quoi
écrire!
Il fallait, maintenant, songer a faire les couplets.
Je conseillai ? mon collaborateur d'en ecrire d'abord
la musique, dans le silence du cabinet, mais Cre-
mieux, ce soir-l?, se sentait en forme :"J'ai un tr?s
bon départ, me dit-il, en me tendant un bout de
papier sur lequel it avait note les premieres me-
sures, trouvez-rnoi tout de suite huit vers quel-
conques. Je composerai, sur cette coupe, la musique
du couplet.
Au courant de la plume, j'ecrivis
On fait serment en sa folie,
De s'adorer longtemps, longtemps...
Cc n'etait la qu'un canevas, ce que nous appelons
an monstre, qui allait permettre au compositeur de
developper la phrase musicale et ces paroles impro-
visees ne devaient pas figurer sur les exemplaires.
Mais oft trouver un piano pour travailler, mettre
au point la musique?... Il etait pres de minuit, et
ma concierge n'eut pas permis qu'on pianotat a cette
heure, dans mon appartement, fut-ce pour composer
une valse a succes... Soudain, nous nous souvinmes
que tout pres, rue de la Grange-Bateliere, une dame
aimable, accueillante, hospitaliere pour parler clair,
permettait aux noctambules qui lui rendaient visite
de taper sur son piano martyr, a la condition qu'ils
voulussent bien s'abstenir de verser dans la cage de
1'instrument, le champagne de la maison...
Cinq minutes plus tard, nous arrivions chez la
bonne dame, et au risque de passer pour des detraques, indifferents au bruit fait autour de nous, sans
nous soucier des appels et des coups de sonnette,
discutant, nous fachant et finalement tombant d'ac-
cord, nous terminames notre chanson.
Il y a peu de temps encore, la patronne montrait
avec orgueil, aux clients impressionnes, le vieux
piano aux touches ebrechees et jaunies par le feu
des cigares, sur lequel fut composee la valse tendre
que chantent - sans se douter! - au fond des
provinces, les petites bourgeoises desabusees
Lorsque tout est fini,
Quand se meurt votre beau r?ve...
Le lendemain, nous nous mettions en quote d'un
editeur. Cremieux proposa d'aller soumettre notre
ours a William Salabert (rien de commun avec
Francis), qui avait edite et lance la fameuse Valse
bleue.
Quand on a gagne le gros lot, on ne peut croire
que la chance, une seconde fois, voudra vous sou-
rire. L'editeur leva les bras au ciel : ? Une valse!
une valse encore! Ah! mes pauvres enfants, c'est
use, fini, la valse lente! Croyez-moi, trouvez autre
chose!...
Nous partimes depites et un peu vexes. Mais Cre-
mieux n'etait pas homme a se decourager : ? Si nous
l'editions nous-memes? proposa-t-il. Il vous suffirait
de demander a votre notaire quelques billets... ? Je
demandais a refiechir mon notaire aussi... Et Cre-
mieux comprit qu'il lui faudrait trouver un autre
commanditaire.
Dickson, qui remportait alors, au Petit Casino, un
enorme succes, offrit de nous venir en aide. Il s'en-
gagea a editer la valse et a la chanter.
Qu'arriva-t-il?... Un beau jour, celle-ci se trouva
confiee par Cremieux a un petit editeur du faubourg
Saint-Martin, Digoudet-Diodet, que Dickson -- i'im-
prudent! - avait fait connaitre au compositeur. et
bient6t le graveur communiquait les premieres
epreuves.
La confection d'une valse chantee West point
chose aussi aisee qu'on le pourrait croire. Il faut que
les motifs soient originaux et simples pourtant. Telle
note pourrait permettre un a effet ?, mais trop
elevee ou trop basse, elle devient pour le chanteur
de music-hall une difficulte, et suffirait pour flan-
quer l'eeuvre par terre. L'accompagnement doit titre
soigne; mais les harmonies ne doivent pas titre
rares, trop savantes, bien que, dans certains cas...
Bref, rien West plus difficile que de mettre au point
ces ceuvrettes dont sourient volontiers les gens mal
informes, et qu'apprecient plus justement les pro-
fessionnels avertis.
L'editeur, qui .etait quelque peu musicien, indi-
qua certaines modifications; le pianiste, le brave
pere de la Brosse, qui faisait le negre pour les com-
positeurs de la maison, donna de sages conseils; les
interpretes, a leur tour, emirent des avis divers
Nous devions aussi trouver, a la derniere minute,
une collaboratrice inattendue.
C'etait a la saison oft meurent les mouches
Quand les mouches meurent!... Une pauvre bestiole
tomba du plafond sur le bureau de I'editeur, mouilla
ses pattes dans I'eau noire de l'encrier, et se trai-
nant sur 1'epreuve encore humide, deposa au milieu
d'une mesure, quatre petits points qui ressemblaient
a un accident. Un dieze venait opportunement
hausser d'un demi-ton la note voisine. On constata
que cc dieze tombs du ciel faisait merveille a cette
place. On l'y laissa.
II n'y avait plus qu'a lancer la chanson. Dickson
se' decida a la mettre a son programme du Petit
Casino. Helas ! le soir de la premiere, une grosse
desillusion nous attendait. Bien que 1'excellent ar-
tiste cut interprets la valse d'une facon parfaite, i1
sortit, comme on dit au theatre, ? sur le ventre ?.
Les applaudissements furent encore bien maigres
les jours suivants, et Dickson se lamentait : ? Ah!
vows m'y reprendrez a me faire chanter des enter-
rements de premiere classe!...
Il fallut plusieurs semaines pour accrocher Ie pu-
blic, surpris par cette musique et par ces paroles
d'une tristesse inaccoutumee. Cependant, grace a
1'entetement, je devrais dire au courage de l'inter-
prete, .le succes commeneait a se dessiner. C'est a
Marseille qu'il s'affirma. Dickson, appele la-bas par
un engagement, chanta la chanson pendant de nombreux soirs au Palais de Cristal. II fit mieux, it loua
avec Cremieux une boutique dans la rue Saint-Ferreol, et pendant deux semaines, accompagnee au
piano (il n'y avait pas alors de phonographe), la
chanson fut repetee la, du matin au soir. Des mil-
Tiers d'exemplaires, grands et petits, furent vendus
en quelques jours.
ll me souvient d'etre tin jour entre dans le hall
du Grand Hotel, a l'heure du the. Au milieu du
bruit des conversations, l'orchestre jouait un cake-
walk endiable. Soudain, les violons attaquerent les
premieres mesures de Quand l'amour meurt... Le
silence se fit tout a coup. Comme un voile sombre
tomba sur la foule surprise, et une grande emotion
m'etreignit deviant ces pens qui, l'instant d'avant,
plaisantaient et riaient bruyamment, et que je
voyais maintenant graves et recueillis, simplement
parce que la-bas, dans le silence, un violon pleu-
rait
Lorsque tout est fini...
...
Quand 1'amour meurt... parut quelques jours
apres aux vitrines des marchands de musique. La
couverture des premiers ? petits formats ' etait
des plus simples; mais bientot fut mise en vente une
edition de luxe, ornee d'une superbe chromo d'un
gout detestable, qui tenait du calendrier d'epicier et
du sucre de pomme. Je dois reconnaitre qu'elle aida
beaucoup au succes de la chanson.
A present, la valse etait lancee, imposee, fourree
partout... Je ne pouvais mettre le pied dans un cafe
sans entendre le refrain a la mode. Si j'entrais dans
un music-hall, la chanteuse, sur la scene, la chan-
tait. Penetrais-je dans un bal, les valseurs la val-
saient, et dans la rue, les orgues de Barbarie deja
commencaient a la seriner...
Les orgues de Barbarie! la gloire!...
Appele un jour, en Vendee, pour affaires de fa-
mille, je debarquai a huit heures du matin, a la
Roche-sur-Yon, oil un long arret m'obligeait a de-
meurer. C'etait par une belle matinee de printemps.
Je m'etais installe a la terrasse d'un cafe voisin de
la gare, heureux de retrouver le calme de la pro-
vince, et je revassais beatement, lorsque les volets
d'une maison voisine s'ouvrirent doucement. Le mi-
nois gracieux d'une jeune fine apparut a la fenefre,
et je commencais d'imaginer la vie tranquille que je
pourrais mener avec une aussi charmante compa
gne, loin de Paris bruyant et de ses valses lentes,
lorsque soudain les sons d'un piano tomberent dans
l'air leger... Horreur!... la jeune fine charmante
jouait... Quand l'amour meurt...
J'arrivai une heure apres dans ma petite ville. La
carriole que le < Service a domicile ? decore du nom
de ? voiture de ville ? me deposait bientot devant la
porte de la maison paternelle.
"Madame est a la grand'messe, me dit la femme
de chambre; si Monsieur voulait aller 1'y trouver,
cela ferait certainement plaisir a Madame.
De notre maison a la cathedrale, it n'y a que 1'es-
pace de quelques pas. J'entrai dans la vaste nef
remplie de fideles et toute parfumee d'encens. C'etait
l'instant de 1'elevation. Les grandes orgues repan-
daient sur la foule prosternee leurs ondes puis-
santes, et je reconnus, adroitement paraphrasee par
le pieux organiste, ma profane chanson... Les
grandes orgues de 1'eglise de la cathedrale de Lucon
jouaient Quand 1'amour meurtl...
On va dire que je brode. Je jure que je n'invente
rien.
J'etais de retour a Paris depuis quelques jours, et
je vadrouillais a Montmartre, avec cette joie enfan-
tine qu'eprouvent les Parisiens quand ils retrouvent,
apres un mois d'absence, leurs mauvaises et cheres
habitudes, quand passant a 1'aube devant un restau-
rant de nuit, je vis, arrete devant Ia porte, un
etrange vehicule... C'etait une ambulance d'hopital.
Une animation insolite bouleversait 1'etablisse-
ment. Les clients, les gerants, les garFons allaient
et venaient, en proie a l'affolement le plus complet...
Le patron m'apercut
- Ah! vous voila, vous! s'exclama-t-il. Eh bien,
vous en faites de belles!
Je demeurai interloque. Un client m'expliqua
- C'est un type qui s'est tire une balle dans la
tete. On vient de le mettre dans l'ambulance,..
.:
Et il me raconta
- Il était arrivé vers deux heures et avait de-
mandé un whisky. Il paraissait accablé par un lourd
chagrin. Plusieurs fois it avait appelé le chef d'or-
chestre et, en lui remettant un billet de cent francs,
Iui avait dit : ec Jouez, je vous prie, Lorsque tout
est fini!... ?
Je commencai à comprendre... Le client continua:
- Vers quatre heures, apres avoir bu whiskys sur
whiskys, it se leva, fit signe au garçon qu'il n'avait
plus besoin de ses services, fouilla dans ses poches,
puis s'approcha des musiciens : a Je n'ai plus que
cinq francs, leur dit-il, plus rien que cette pièce...
Voulez-vous, pour la dernière fois, jouer. encore
Tout est fini!... pour la dernière fois?... L'orchestre await repris le refrain, et les violons disaient
Pourtant le cœur n'est pas guéri, lorsque le bruit
sec d'une détonation coupa la mélodie... On se précipita. Le malheureux garçon, la tempe trouée d'une
balle, s'éffondra au milieu des soupeurs atterrés.
Je restai dans mon coin, muet, contriste, comme
si j'avais été cause du malheur. Le patron s'appro-
cha de moi
- Sale histoire, mon cher ami ! Ca va me causer
des tas d'embetements... Rendez-moi un service. Le
commissaire de police vient d'arriver. Dites, comme
moi, que lorsqu'on 1'a emporté it respirait encore.
a Mais je peux bien vous le dire, ajouta-t-il tout
bas, it est mort! n
A
Des années ont passé... Je croyais, moi aussi, que
la mélodie langoureuse des vieilles valses sentimentales, remplacée par les rythmes trépidants du jazz,
était a tout jamais démodée, et j'avais classé le vieil
exemplaire de Quand I'Amour meurt... que. je conservais comme une relique, parmi d'autres chères
vieilles choses, lorsque j'appris que les editeurs de
disques phonographiques avaient eu t'idee de faire
entre autres vieilles chansons, la valse qui fut a la
mode it y a trente ans: Le progres venait au secours
des musiques vieillies. Quand 1'Amour meurt res-
suscitait.
Le theatre Wen mela. Les revuistes Imaginerent
de faire revivre en des tableaux pittoresques les
valses celebres. On entendit Quartd 1'Ami ur meurt...
au Palace et dad's tons log music-halls de Paris et
de la province, et 11 y a quelques mots, dans une
revue a-Marigny, des auteurs bien parisiens, por-
tant sur la scene les petites joies et les petits ridi-
cules d'aVant=guerre, faisaient chanter par Mlle Jane
Marnac, bans le decor desuet dun restaurant de
nuit, Ia chanson que jouaient, it y a vingt-cinq ans,
tons les tziganes. V artiste, empanachee, serree dans
un corset rigide et engoncee dans tine robe a traine,
s'appliqu it a paraitre gentiment ridicule. Elle n'y
parvenait pas. Le public 6tait pris malgre elle, mal-
gre lui, an charme de la melodie, et cette evocation
d'un passe que chacun regrettalt n'apportait qu'une
melancolie profonde dans tine scene gate les auteurs
avaient Vottlue carieaturale.
Quand 1'Amour rrieurt... fut blentMt inscrit sur
les programmes de T. S. V. et naguere, darts un film
qui obtint un gros succes, Ours brttlds. Mlle Mar-
lene Dietrich chantait la valse sur tons les ecrans.
Enfin, it y a peu de temps encore, a 1'Empire, une
charmante artiste de chez nous, Mlle Lina Tyber,
qui avait eu cette amusante idee de presenter, habil-
lees a la mode de leur temps, les valses les plus
celebres, interpretait de charmante facon la Chanson
de 1905, entre tine valse de Metra et un moderne
boston de Gabaroche.
Je crois avoir fait comprendre que je ne compte
pas Quand l'Amour meurt... parmi mes oeuvres les
plus heureuses; toutefois, it me faut avouer que', je
ne pus me defendre d'une profonde emotion en en-
tendant le public de l'Empire fredonner avec Var-
tiste les paroles que j'ecrivis it y a vingt-sept ans,
sur une musique d'Octave Crémieux, sans me douter
qu'elles allaient, traduites dans toutes les lan-
gues, faire le tour du monde.
wand I'Amour meurt... a gagne une fortune a
1'editeur! Peut-etre aimeriez-vous savoir ce qu'elle
a rapporte a l'auteur.
Mais ceci est une autre histoire.
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